Au cours de l'histoire bien plus d'hommes sont morts pour leur boisson ou leur came que n'en sont morts pour leur religion ou leur pays. Leur recherche désespérée d'alcool éthylique et d'opiacés a été plus forte que l'amour de Dieu, de leur foyer, de leurs enfants – et même de leur vie. Leurs pleurs n'étaient pas dirigés vers la liberté ou la mort ; ils étaient dévoués à la mort précédée par l'esclavage. Il y a un paradoxe ici, et un mystère. Pourquoi une telle multitude d'hommes et de femmes seraient-ils si prêts à se sacrifier pour une cause si foncièrement vaine, et en de nombreuses facettes si douloureuse et si profondément humiliante ?
A cette énigme n'existe pas, naturellement, de réponse simple ou unique. Les humains sont des créatures immensément compliquées, vivant simultanément dans une demi-douzaine de mondes différents. Chaque individu est unique et, en de nombreux points, différent de tous les autres membres de l'espèce. Aucun de nos motifs n'est isolé, aucune de nos actions ne peut être remontée jusqu'à une source unique ; dans tout groupe que nous nous attarderions à étudier, des schémas comportementaux qui sembleraient similaires pourraient s'avérer être le résultat de plusieurs constellations de causes différentes.
De fait, il y a des alcooliques qui semblent avoir été biochimiquement prédestinés à l'alcoolisme (chez les rats, comme l'a montré le professeur Roger Williams de l'Université du Texas, certains sont nés ivrognes ; certains sont nés réfractaires à l'alcool et n'en prendront jamais de toute leur vie). D'autres alcooliques furent condamnés non pas par quelque défaut hérité de leur patrimoine biochimique, mais par leurs réactions neurotiques à des événements traumatisants survenus durant leur enfance ou leur adolescence. D'autre part, certains embarquent pour leur course vers un lent suicide comme résultat d'une simple imitation mûe par une bonne amitié après avoir montré une "excellente adaptation à leur groupe" – un processus qui, si le groupe s'avère criminel, stupide, ou simplement ignorant, ne peut mener un individu équilibré qu'au désastre. Nous ne devons pas non plus oublier cette considérable classe d'individus dépendants ayant consommé des drogues ou des boissons dans le but de soulager leur douleur physique. L'aspirine, souvenons-nous, n'est qu'une invention récente. Jusqu'à peu dans l'ère victorienne, le pavot, la mandragore, ainsi que la jusquiame et l'alcool éthylique, constituaient les seuls antalgiques disponibles à l'homme civilisé. Les maux de dents, l'arthrite, ou la neuralgie, pouvaient conduire, et conduisaient fréquemment, les hommes et les femmes à devenir accros à l'opium.
De Quincey, par exemple, s'en remit tout d'abord à l'opium afin de soulager d'"atroces douleurs rhumatiques à la tête". Il avalait son pavot, et une heure plus tard, "Quelle résurrection des bas-fonds de l'esprit intérieur ! Quelle apocalypse !" Et ce n'était pas simplement qu'il ne ressentait plus la douleur. "Cet effet négatif était submergé dans l'immensité des effets positifs qui s'étaient ouverts devant moi, dans les abysses de la joie divine soudainement révélée... Là le secret du bonheur, sur lequel les philosophes argumentaient depuis si longtemps, étaient tout à coup découvert."
"Résurrection", "apocalypse", "joie divine", "bonheur"... les mots de De Quincey nous amènent au coeur même de notre mystère, de notre paradoxe. Le problème de la dépendance à la drogue et de l'excès de boisson n'est pas simplement une question de chimie et de psychopathologie, de soulagement de la douleur, de conformisme envers un entourage douteux. Il s'agit aussi d'un problème metaphysique – d'un problème, pourrait-on dire, théologique. Dans Les Variétés de l'expérience religieuse (
The Varieties of Religious Experience), William James aborde ces aspects métaphysiques de l'addiction :
« Le pouvoir de l'alcool sur le genre humain provient sans aucun doute de sa capacité à stimuler les facultés mystiques de la nature humaine, habituellement ramenées sur Terre par les faits glaciaux et l'esprit critique aride des heures sobres. La sobriété diminue, discrimine, et refuse. L'ivresse développe, unifie, et accepte. Il s'agit en fait du plus grand stimulant de la fonction d'approbation chez l'homme. L'ivresse déplace les perspectives de la surface frileuse des choses vers leur coeur rayonnant. Elle unifie l'espace d'un instant l'homme à la vérité. Les gens ne courent pas après elle par pure perversité. Pour le pauvre et l'illettré elle tient place de symphonies et d'oeuvres littéraires ; et c'est une partie du profond mystère et de la tragédie de la vie que les quelques gorgées et volutes de quelque chose que nous reconnaissons immédiatement comme excellent doivent être connues par tant d'entre nous uniquement à travers les prémisses flottantes de ce qui, dans sa totalité, s'avère un si dangereux poison. La conscience ivre est une petite partie de la conscience mystique, et notre avis global à son encontre doit trouver sa place au sein de notre opinion envers ce plus grand tout. »
William James ne fut pas le premier à détecter des similitudes entre l'ivresse et les états mystiques et prémystiques. Le jour de la Pentecôte il y eut des gens pour expliquer l'attitude étrange des disciples en disant : "Ces hommes sont remplis de vin neuf."
Pierre les rassura bientôt : "Ces hommes ne sont pas ivres, comme vous le supposez, sachant que ce n'est que la troisième heure du jour (ndt: et alors ?). Mais c'est de ceci dont parlait le prophète Joël. Et viendra le temps des derniers jours, dit Dieu, où je déverserai mon Esprit sur toute la chair."
Et ce n'est pas uniquement par "l'esprit critique aride des heures sobres" que l'état d'intoxication déiste a été comparé à l'ivresse. Dans leurs efforts d'exprimer l'inexprimable, les grands mystiques eux-mêmes ont fait la même chose. Ainsi, Sainte-Thérèse d'Ávila nous déclare qu'elle "voit le centre de notre âme tel une cave, au sein de laquelle Dieu nous admet comme et quand il Lui plaît, afin de nous enivrer du délicieux vin de Sa grâce."
Toute religion pleinement développée existe simultanément sur différents plans. Elle existe en tant qu'ensemble de concepts abstraits au sujet du monde et de sa gouvernance. Elle existe en tant qu'ensemble de rites et de sacrements, en tant que méthode traditionnelle de manipulation de symboles, par les moyens desquels des croyances au sujet de l'ordre cosmique du monde sont exprimées. Elle existe en tant que sentiments d'amour, de crainte, et de dévotion, évoqués par cette manipulation de symboles.
Et finalement elle existe en tant que type spécial de sentiment ou d'intuition – un sens de l'intégralité de chaque chose en son principe divin, une réalisation (pour utiliser le langage de la théologie hindoue) que "Tu es Cela", une expérience mystique de ce qui semble de soi-même être une union avec Dieu.
La conscience d'éveil ordinaire est un état de l'esprit très utile, et la plupart du temps indispensable ; mais ce n'est en aucune façon la seule forme de conscience, ni la meilleure en toutes circonstances. Dès lors qu'il transcende son soi ordinaire et son mode ordinaire de conscience, le mystique est capable d'élargir sa vision, de voir plus profondément l'insondable miracle de l'existence.
L'expérience mystique est doublement profitable, elle est profitable car elle donne à l'expérimentateur une meilleure compréhension de lui-même et du monde, et elle peut l'aider à vivre une vie moins égoïste et plus créative.
En enfer, a écrit un grand poète religieux, le châtiment des damnés est d'être "leur moi transpirant, mais en pire". Sur Terre nous ne sommes pas pires que ce que nous sommes : nous sommes exactement notre moi transpirant, c'est tout.
Hélas, c'est une vision assez négative. Nous nous aimons jusqu'à l'idolâtrie, mais en même temps nous nous détestons intensément – nous nous trouvons désespérément ennuyeux. Mettant face à face ce dégoût et cette vénération de notre égo, nous voyons qu'il existe en chacun de nous un désir, parfois latent, parfois conscient et exprimé avec passion, de s'évader de la prison de notre individualité, un appel à l'autotranscendance. C'est à cet appel que nous devons la théologie mystique, les exercices spirituels, et le yoga – et c'est aussi à cela que nous devons l'alcoolisme et la dépendance aux drogues.
La pharmacologie moderne nous a offert de nombreux produits de synthèse, mais dans le domaine des modificateurs de conscience naturels elle a rendu les méthodes psychologiques de contrôle de soi préférables en tous points à l'apathie d'origine externe induite par les méthodes chimiques.
Et maintenant considérons le cas – et ce n'est pas, hélas, un cas hypothétique – de deux sociétés en compétition. Dans la société A, les tranquilisants sont disponibles sur ordonnance et à un prix plutôt élevé, ce qui signifie en pratique que leur usage est réservé à cette minorité riche et influente fournissant à la société ses instances dirigeantes. Cette minorité de citoyens dirigeants consomme plusieurs milliards de ces pilules tranquilisantes chaque année. Dans la société B, au contraire, les tranquilisants ne sont pas disponibles si librement, et les membres de la minorité influente ne s'en remettent pas, à la moindre provocation, au contrôle chimique sur ce qui pourrait être une tension nécessaire et productive. Laquelle de ces deux sociétés en compétition est la plus à même de gagner la course ? Une société dont les chefs font un usage excessif de sirops apaisants est en danger face à une société dont les chefs ne sont pas sur-tranquilisés.
A présent considérons un autre type de drogue – non encore découverte, mais probablement juste au coin de la rue – une drogue capable de rendre les gens heureux dans des situations où ils devraient normalement se sentir très tristes. Une telle drogue serait une bénédiction, mais une bénédiction entourée de graves dangers politiques. En rendant librement disponible une euphorie chimique inoffensive, un dictateur pourrait souder une population entière dans une situation où des êtres humains dignes ne pourraient pas se rassembler. Les tyrans ont toujours jugé nécessaire de complémenter la force par de la propagande politique ou religieuse. En ce sens la plume est plus aiguisée que l'épée. Mais encore plus aiguisée que la plume ou l'épée est la pilule. Dans les asiles psychiatriques il a été remarqué que la contrainte chimique est bien plus efficace que la camisole ou la psychiatrie. Les dictateurs de demain priveront les hommes de leur liberté, mais leur donneront en échange une liberté non moins réelle, en tant qu'expérience subjective, induite chimiquement. La recherche du bonheur est l'un des traditionnels droits de l'homme ; malheureusement l'atteinte du bonheur pourrait s'avérer incompatible avec l'un des autres droits de l'homme – la liberté.
Il est fort possible, cependant, que la pharmacologie restaurera d'une main ce qu'elle prend de l'autre. L'euphorie induite par voie chimique peut facilement devenir une menace à la liberté individuelle ; mais la force induite chimiquement et l'intelligence élevée chimiquement pourraient facilement devenir le plus fort soutien de la liberté. La plupart d'entre nous ne fonctionnons qu'à 15 % de nos capacités. Comment pourrions-nous améliorer cette efficacité lamentablement basse ?
Deux méthodes sont disponibles – l'éducationnelle et la biochimique. Nous pouvons prendre des adultes et des enfants et leur donner une bien meilleure formation que celle que nous leur offrons aujourd'hui. Ou, par des méthodes biochimiques appropriées, nous pouvons les transformer en individus supérieurs. Si à ces individus supérieurs est donnée une éducation supérieure, les résultats seront révolutionnaires. Ils seront conséquents même si nous continuons à les assujettir aux méthodes d'éducation plutôt pauvres qui sont à présent à la mode.
Sera-t-il en pratique possible de produire des individus supérieurs par des moyens biochimiques ? Les Russes le croient certainement. Ils sont maintenant à mi-chemin d'un plan quinquennal devant produire "des substances pharmacologiques calmant une haute activité nerveuse et augmentant les capacités humaines au travail". Des précurseurs de ces substances améliorant les performances intellectuelles sont déjà actuellement testés. Il a été observé par exemple que des doses massives de certaines vitamines – l'acide nicotinique et l'acide ascorbique – produisent parfois une certaine élévation de l'énergie psychique. D'autre part une combinaison de deux enzymes – le disulphonate d'éthylène et l'adénosine triphosphate (ATP) qui lorsqu'injectées conjointement augmente le métabolisme glucidique des tissus nerveux – pourrait démontrer une certaine efficacité.
Parallèlement de nouveaux résultats sont sans cesse revendiqués avec divers produits de synthése, de nouveaux stimulants quasi-inoffensifs. Il y a l'iproniazide, qui selon certaines autorités, "semble augmenter le niveau total d'énergie psychique". Malheureusement à hautes doses l'iproniazide a des effets secondaires qui peuvent dans certains cas être extrêmement graves ! Un autre énergisant psychique est un alcool aminé dont on pense qu'il augmente la production par le corps d'acétylcholine, une substance de prime importance dans le fonctionnement du système nerveux. En vertu de ce qui a déjà été accompli, il semble tout à fait possible que d'ici quelques années nous soyons amenés à nous améliorer nous-mêmes par nos propres moyens biochimiques.
D'ici là souhaitons avec ferveur aux Russes tout le succès possible dans leur aventure pharmacologique en cours. La découverte d'un médicament capable d'augmenter l'énergie psychique de l'individu moyen, et sa large distribution à travers toute l'URSS signifierait probablement la fin du gouvernement russe sous sa forme actuelle. L'intelligence généralisée et la vigilance mentale sont les ennemis les plus puissants des dictatures et en même temps les conditions de base d'une démocratie efficace. Même dans l'Occident démocratique nous pourrions utiliser un peu de ces énergisants psychiques. Entre les deux, l'éducation et la pharmacologie peuvent contribuer à décaler les effets de la déterioration de notre patrimoine génétique à propos de laquelle les généticiens ont fréquemment essayé d'éveiller notre attention.
De ces considérations politiques et éthiques passons maintenant aux problèmes strictement religieux que ces nouveaux modificateurs de conscience ne manqueront pas de soulever. Nous pouvons prévoir la nature de ces problèmes futurs en étudiant les effets d'un modificateur de conscience naturel, utilisé durant des siècles dans des cultes religieux ; je veux parler du cactus peyote que l'on trouve dans le nord du Mexique et dans le sud-ouest des Etats-Unis. Le peyote contient de la mescaline – que l'on sait aujourd'hui produire par synthèse – et la mescaline selon l'expression de William James "stimule les facultés mystiques de la nature humaine" de façon bien plus puissante et plus révélatrice que l'alcool, et de plus, le fait à un coût physiologique et social négligeablement bas. Le peyote engendre l'autotranscendance de deux façons – il introduit le consommateur dans l'Autre Monde de l'expérience visionnaire, et il lui donne un sens de la solidarité avec ses compagnons de voyage, avec les êtres humains au sens large, et avec la nature divine des choses.
Les effets du peyote peuvent être reproduits par la mescaline synthétique et par le LSD (acide lysergique diéthylamide), un dérivé de l'ergot de seigle. Efficace à incroyablement faible dose, le LSD est aujourd'hui utilisé expérimentalement par des psychothérapeutes en Europe, en Amérique du Sud, au Canada, et aux Etats-Unis. Il abaisse la barrière entre conscience et subconscience et permet au patient de voir plus en détail et avec plus de clarté les méandres de son propre esprit. L'approfondissement de la connaissance de soi a ainsi lieu sur fond d'expérience visionnaire, voire mystique.
Lorsqu'administrés dans le genre d'environnement psychologique adéquat, ces altérateurs de conscience chimiques rendent possible une authentique expérience religieuse. Ainsi une personne qui prend du LSD ou de la mescaline peut soudainement comprendre non seulement intellectuellement mais aussi organiquement, expérimentalement, la signification d'affirmations si extraordinaires des religions telles "Dieu est amour" ou "Même s'il me tue je n'aurai de cesse de croire en Lui".
Il va sans dire que ce type d'autotranscendance temporaire n'est en ancun cas la garantie d'une illumination permanente ou d'une amélioration de la conduite durable. Il s'agit d'une "grâce gratuite", ni nécessaire ni suffisante pour être salvatrice, mais qui lorsque reçue favorablement peut aider immensément ceux qui l'ont connue. Et cela est vrai pour tous ces types d'expériences, que ce soit celles survenant spontanément, celles résultant de la consommation du bon altérateur de conscience chimique, ou celles découlant de l'initiation aux "exercices spirituels" ou aux mortifications corporelles.
Ceux qui sont offensés par l'idée qu'avaler une pilule peut contribuer à une véritable expérience religieuse doivent se souvenir que toutes les mortifications traditionnelles – le jeûne, la privation volontaire de sommeil, l'auto-torture – que s'infligent eux-mêmes les ascétiques de toutes les religions dans le but d'acquérir du mérite, sont aussi, tout comme les drogues psychotropes, de puissants appareils pour altérer la chimie du corps en général et du système nerveux en particulier. Ils peuvent également se pencher sur les procédures appelées généralement exercices spirituels. Les techniques de respiration enseignées par les yogi en Inde ont pour conséquence des suspensions prolongées de respiration. Celles-ci entraînent à leur tour une augmentation de la concentration de dioxyde de carbone dans le sang ; avec pour effet psychologique un changement de la qualité de la conscience. Encore une fois, la méditation faisant appel à une longue, intense concentration vers une seule idée ou image peut également résulter – pour des raisons neurologiques que je ne prétends pas comprendre – en une baisse du rythme respiratoire et même en des suspensions prolongées de respiration.
De nombreux ascétiques et mystiques ont pratiqué leurs mortifications chimiquement altérantes et leurs exercices spirituels en vivant, durant des périodes plus ou moins longues, en ermites. Or, la vie d'un ermite, comme Saint-Antoine, est une vie comptant bien peu de stimuli externes. Et comme Hebb, John Lilly, et d'autres psychologues expérimentalistes l'ont montré en laboratoire, une personne vivant dans un environnement limité ne fournissant que peu de stimuli externes en vient rapidement à expérimenter des changements dans la qualité de sa conscience et peut faire évoluer son être au point d'entendre des voix ou d'avoir des visions, souvent très déplaisantes comme tant de visions de Saint-Antoine, mais aussi parfois béatifiques.
Que les hommes et les femmes puissent, par des moyens physiques et chimiques, se transcender d'une manière authentiquement spirituelle est quelque chose qui pourrait sembler choquant à l'idéaliste tatillon. Mais après tout la drogue ou l'exercice physique n'est pas la cause de l'expérience spirituelle ; elle n'en est que l'occasion.
En évoquant les expériences de William James avec l'oxyde nitreux, Bergson a résumé l'ensemble de la problématique en quelques phrases lucides. « La disposition psychique était là, sous forme potentielle, n'attendant qu'un signal pour s'exprimer dans l'action. Elle a pu être appelée spirituellement au moyen d'un effort réalisé à son propre niveau spirituel. Mais elle a pu tout aussi bien être amenée par des moyens matériels, par une inhibition de ce qui l'inhibait, par l'affranchissement d'un obstacle ; et il s'agissait là de l'effet réellement négatif produit par la drogue. » Là où, pour quelque raison, physique ou morale, les dispositions psychologiques ne sont pas satisfaisantes, le retrait des obstacles par une drogue ou des pratiques ascétiques aboutira à une expérience négative plutôt que spirituellement positive. Une expérience si infernale est extrêmement éprouvante, mais peut également se révéler extrêmement salutaire. Il y a beaucoup de monde à qui quelques heures en enfer – l'enfer qu'ils se sont tant investis à eux-mêmes créer – peut amener un monde de bien.
Physiologiquement sans coûts, ou presque sans coûts, les stimulants des facultés mystiques sont en train de faire leur apparition, et nombre d'entre eux seront bientôt sur le marché. Nous pouvons être assez certains que dès lors qu'ils seront disponibles, ils seront intensément consommés. Ce besoin d'autotranscendance est si fort et si général qu'il ne pourrait en être autrement. Jadis, bien peu de personnes ont vécu des expériences spontanées de nature prémystique ou pleinement mystique ; encore moins ont été déterminées à mener une discipline psychophysique qui prépare un individu isolé à ce genre d'autotranscendance. Les modificateurs de conscience puissants et en même temps quasi-inoffensifs changeront cela de manière radicale. Au lieu d'être rares, les expériences prémystiques et mystiques deviendront communes. Ce qui était autrefois le privilège spirituel d'un petit nombre deviendra disponible à tout un chacun. Pour les dirigeants des religions organisées mondiales, cela soulèvera un certain nombre de nouveaux problèmes. Pour la plupart des gens, la religion a toujours été une question de symboles traditionnels et de leur propre réponse spirituelle, intellectuelle, et éthique à ces symboles. Chez les hommes et les femmes ayant connu une expérience directe d'autotranscendance dans l'Autre Monde de la vision et de l'union avec la nature des choses, une religion purement constituée de symboles ne s'avèrera probablement pas très satisfaisante. Le pouvoir d'attraction d'une page, même du livre de recettes le mieux écrit, ne peut se substituer au goût du repas. Il nous est demandé de "goûter et voir que Dieu est bon".
D'une manière ou d'une autre, les autorités ecclésiatiques mondiales devront à terme être confrontées à ces altérateurs de conscience. Cette confrontation sera peut-être négative, via le refus de toute interaction avec eux. Dans ce cas, un phénomène psychologique, potentiellement de très grande valeur spirituelle, se manifestera de lui-même hors de la sphère d'influence des religions organisées. Dans l'autre cas, les autorités pourraient opter pour une politique conciliante avec les modificateurs de conscience – de quelle manière exactement, je ne saurais le dire.
Ma propre croyance est que, bien que cela puisse être d'abord ressenti avec embarras, ces nouveaux produits altérant la conscience tendront à long terme à approfondir la vie spirituelle des communautés au sein desquelles ils auront été disponibles. Cette fameuse "résurrection de la religion" à propos de laquelle tellement de gens ont eu tant de choses à dire, ne proviendra pas des suites de réunions évangéliques de masse ou d'apparitions télévisées de gourous photogéniques. Il s'agira plutôt de la conséquence de découvertes biochimiques rendant possible le fait qu'un grand nombre d'hommes et de femmes puissent atteindre une autotranscendance radicale et une compréhension plus profonde de la nature des choses. Et cette résurrection de la religion sera en même temps une révolution. De l'état d'activité essentiellemnt centrée sur les symboles, la religion sera transformée en une activité centrée sur l'expérience et l'intuition – un mysticisme quotidien sous-tendant et nourrissant la rationnalité quotidienne, les tâches et les devoirs quotidiens, les relations quotidiennes.
L'auteur recommande les livres suivants aux lecteurs souhaitant explorer davantage ce sujet :
James, William
The Varieties of Religious Experience / Modern Library
de Ropp, Robert E.
Drugs and the Mind / St. Martin's Press, New York
Slotkin, J.S.
The Peyote Religion / Free Press, Glenco, Illinois
James, William
The Anesthetic Revelation in "The Will to Believe" / Dover Publications, Inc.
Huxley, Aldous
The Doors of Perception / Harper
Huxley, Aldous
Heaven and Hell / Harper
Rolin, Jean
Police Drugs / New York Philosophical Library
Text: Aldous Huxley, 1958; French translation: Little Neo, April 2009
Self-transcendence viewed from outside...
[ Perry Bible Fellowship – Keep on Truckin – © Nicholas Gurewitch ]