Ariel – l'illusion d'une illusion



(août 2008)



Ariel sourit à nouveau. Son regard se porta vers le cou de Jade et une lueur s'alluma dans ses yeux.
« Oh, tu es catholique.
– Oui, dit Jade.
– Moi je suis juif, confia Ariel.
– Avec le prénom que tu as, c'est très étonnant. Et tu n'as pas de petit chapeau sur la tête ?
– Une kippa ? Non, je ne suis pas très pratiquant, rit-il. En fait j'aime trop la vie pour ça !
– Tu aimes trop la vie, hein ? Je te souhaite que ça dure. Tu vois le couple de retraités, là-bas ? Ils ont l'air tout tristes. Est-ce que tu penses qu'ils aiment trop la vie aussi ? »

Ariel se retourna et observa le couple.
« Je ne sais pas. Ils ont l'air paisibles, mais on dirait qu'ils incarnent une certaine forme de désenchantement.
– Je crois que tu as raison. C'est peut-être l'âge. Arthur Schopenhauer a écrit que lorsque l'instinct sexuel est mort, le véritable noyau de la vie est consumé ; ainsi l'existence humaine ressemble à une représentation théâtrale qui, commencée par des acteurs vivants, serait terminée par des automates revêtus des mêmes costumes. »
Ariel recula légèrement sur sa chaise.
« C'est horrible de penser comme ça ! s'exclama-t-il. Oui, c'est bizarre. En fait dans le judaïsme, c'est plutôt le contraire. Losqu'un enfant naît, il est animé par l'esprit du mal, le yetser hara, et il est considéré comme un automate car il n'a pas la possession du libre-arbitre. Le yetser hatov, l'esprit du bien, entre à 13 ans, au moment de la bar-mitsvah. Il vient cohabiter avec l'esprit du mal, et l'enfant devient alors responsable.
– Il vient cohabiter ?
– Le yetser hatov et le yetser hara vivent en symbiose au sein de l'individu. Dit comme ça, c'est une vision un peu manichéenne, un peu simpliste. Il serait plus correct de parler de fusion. Comme dans Prince of Persia, si tu veux. Ou le yin et le yang. Les asiatiques ont toujours considéré que le bien et le mal étaient étroitement enchevêtrés, complémentaires, et qu'ils ne représentent en fait qu'une unique entité.
– Mais si ça se trouve, on est peut-être des automates toute notre vie ?
– Peut-être, dit Ariel. Mais je n'y crois pas trop. On a sûrement un mode pilote automatique, mais ça ne doit pas être un état permanent. »
Ariel contemplait les yeux de Jade, l'air évasif.
« Car si le monde était purement mécanique, reprit-il, notre destin serait fixé à l'avance, et comme je te disais je ne crois pas au kismet. Et si le monde était totalement arbitraire, comment pourrait-on être responsable de ses actes ? Non, ni horloge ni nuage ; la seule issue, c'est que le libre-arbitre émerge de l'harmonie entre hasard et déterminisme. »

Jade écoutait en souriant. Elle but une gorgée du verre qui se trouvait devant elle.
« Ne fais pas trop le malin avec tes théories, Ariel, dit-elle. Car tu vois, le monde dans lequel tu crois vivre n'existe pas réellement. Ce n'est qu'un produit de ton imagination, c'est une illusion.
– Mais bien sûr, dit Ariel.
– Tout est faux, les gens, les arbres, les écoles, les cartes de crédit, rien de cela n'est réel. Si tu regardes bien autour de toi, tu devrais ressentir cette ambiance factice, cette atmosphère d'artifice.
– Aha. Alors tu n'es toi-même pas réelle, n'est-ce pas ? Donc tu n'as pas faim, donc tu vas me donner ton plat.
– Non, je dois manger pour maintenir le spectacle, dit Jade d'une voix douce. C'est une illusion, mais persistante, tu comprends ?
– Bon, écoute, comment dire... tu es sûre que ce n'est pas toi qui aurais, disons... »
Il fit une pause, passant la langue sur sa lèvre supérieure, puis reprit : « l'illusion d'une illusion ?
– Je comprends ton scepticisme, dit Jade. Mais, crois-moi, toute cette construction, bien que sophistiquée, n'a pas d'existence matérielle.
– D'accord, soupira Ariel. Je ne suis pas un extrémiste de la réalité. Je veux bien envisager que ce que tu dis est possible. Mais qu'est-ce que ça change ? Je veux bien admettre que nous sommes là tranquilles dans un univers fictif et même que nos âmes demeurent dans un lointain monde ethéréal, mais tu comprends, ici, je n'ai rien d'autre. La vie que je mène, c'est mon cadre, mon paradigme. »

Jade se rapprocha d'Ariel.
« Tu sais, comme dit Chateaubriand, chaque homme porte en lui un monde composé de tout ce qu'il a vu et aimé, alors même qu'il parcourt et semble habiter un monde étranger. »
Le téléphone de Jade se mit à sonner. Elle piocha dans son sac à main à la recherche de son portable, qu'elle récupéra après quelques secondes. Elle jeta machinalement un regard à l'écran du téléphone, celui-ci était complètement vierge. La sonnerie ne s'arrêtait pas.
« Je dois y aller, dit Jade. J'espère qu'on se reverra bientôt.
– Quoi, déjà ? »
Une expression de peur s'était emparée du visage d'Ariel.
« Attends, il n'y a pas que les idées pseudo-spirituelles dans la vie ! dit-il. Il y a aussi le plaisir physique ! Allez, reste encore un peu.
– Arrête. Tu savais que je partirais tôt ou tard. »
Jade disait cela en riant, mais sa voix dénotait une certaine tristesse.
« C'était ton destin. » répondit Ariel.
Ils restaient assis. La sonnerie était de plus en plus intense.

Jade ouvrit les yeux. Il était sept heures.



Little Neo, 2008

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