Diginautisme – voyage dans l'ère numérique



(juillet 2006)



C'est avec un sourire narquois que la caissière me rendit la monnaie, du moins me sembla-t-il. Ce n'était pourtant pas pour remplacer l'opium de mon grand ami Sherlock Holmes, qui se faisait fort rare en ces temps incertains et difficiles, que j'avais acheté ces bouteilles de bourbon. C'était dans le but de les offrir à la famille Simpleton, qui nous avait invités à dîner la semaine prochaine. Je quittai le magasin et hélai un fiacre, enfin un taxi comme on dit maintenant, afin de rentrer à Baker Street. Une fois arrivé, je poussai la porte et décidai de déposer les bouteilles à côté d'une pile de journaux. J'entendis alors la voix familière du meilleur détective de Londres résonner.
« Et quand vous êtes revenu chez vous, elle n'était pas là, disait-il.
– Voilà, répondit une autre voix, inconnue. Et plus tard j'ai reçu la feuille que je vous ai donnée tout à l'heure.
– Je vois. Mais, j'ai entendu la porte d'entrée. Watson, venez voir ! Je crois que cette affaire va vous intéresser ! »
J'entrai dans la pièce, et contemplai le spectacle d'une théière fumante autour de laquelle étaient installés Sherlock Holmes, fumant son inséparable pipe, et un homme d'une quarantaine d'année, l'air anxieux.
Ecoutez, rentrez tranquillement chez vous et reposez-vous, je vous appellerai lorsque nous aurons du nouveau.
« Je compte sur vous, acquiesca son interlocuteur.
– Ah, Watson, laissez-moi vous présenter Dino Veneziano. Voici le docteur Watson. » dit Holmes à l'adresse de notre hôte.
Nous nous serrâmes la main.
Docteur, dit Veneziano, ma fille Chiara a été kidnappée, j'ai reçu une feuille mentionnant l'adresse d'un site internet sur lequel j'ai vu une photo d'elle attachée ainsi que des consignes pour remettre une rançon dans moins d'une semaine.
« C'est affreux, dis-je.
– J'espère que vous m'aiderez à la retrouver.
Holmes le raccompagna à la porte.
– Les indices sont très minces, mais nous ferons ce que nous pouvons, promit-il.
– Merci. Elle est tout ce qui me reste. » gémit Veneziano en s'éloignant.

« Que se passe-t-il, demandai-je.
– La fille de Dino Veneziano a été enlevée à un arrêt de bus, Watson. Il l'a quittée à peine cinq minutes pour aller acheter du tabac, quand il est revenu elle avait disparu, et quelques jours plus tard il a reçu dans sa boîte aux lettres un message avec l'adresse d'un site internet. Nous avons regardé ensemble le site, il contient une photo de sa fille Chiara ainsi que les instructions relatives au versement de la rançon.
– Quelles sont-elles ?
– Déposer 100 000 livres en liquide placées dans un sac poubelle vendredi prochain à 2 heures du matin près du magasin de jouets de la place Hampton.
– Ne pouvons-nous rien faire ?
– Si, bien sûr. Attendre que les kidnappeurs viennent chercher l'argent et les suivre par satellite. Mais Chiara participe mercredi à un concours et nous devons la retrouver d'ici là.
– Auriez-vous une piste, Holmes ? »

« Le premier indice que nous avons, dit Holmes, est la feuille sur laquelle est imprimée l'adresse du site internet. »
Je haussai les épaules.
« Bien sûr. Les ravisseurs ont peut-être laissé des empreintes digitales, et en appliquant les 14 points du système Bertillon, il serait possible de croiser les empreintes présentes sur la feuille avec la base de donnée des fichiers d'empreintes relevées sur les bébés lors de leur naissance.
– Il n'y a aucune empreinte sur cette feuille, ni sur l'enveloppe, indiqua Holmes. Les auteurs ont probablement mis des gants. Mais je ne pensais pas à ça. Vous n'êtes pas sans savoir, Watson, que nous sommes entrés dans une ère technologique où l'information est présente au-delà des apparences.
– Et donc ?
– Passez la feuille au microscope en éclairant au laser 473 nm, dit Holmes. Ne remarquez-vous rien d'anormal ?
– Non, répondis-je après quelques secondes d'observation. À moins que... Si j'agrandis cette zone... Tiens c'est curieux on dirait un nuage de minuscules points jaunes.
– Exactement. Pour tout vous dire, ce que vous voyez est le résultat d'une étroite collaboration entre l'industrie des imprimantes et Interpol. Lorsqu'un document est imprimé, l'imprimante se charge en plus de dessiner sur la feuille une série de motifs microscopiques codant un unique numéro de série.
– Comme du braille ? demandai-je interloqué.
– Si vous voulez. Grâce à ce numéro de série qui constitue la signature de l'imprimante, nous pouvons remonter à l'identité de son acquéreur par l'intermédiaire du numéro de la carte bancaire ayant réglé l'achat.
– Hé bien, heureusement que nous sommes dans une fiction. » dis-je.

Holmes pianota quelques instants sur son ordinateur, puis dégaina son téléphone portable.
« J'appelle Scotland Yard. Ils vont me dire l'origine de l'imprimante, grâce à l'empreinte que je viens de leur envoyer. »
Une conversation téléphonique intense s'ensuivit, que Sherlock ponctuait de "je vois" et de "bien sûr". Il raccrocha quelques instants plus tard.
« J'ai l'adresse, dit-il l'air réjoui. Filons à Kensington Street. »
Quelques minutes plus tards nous sonnions à la loge d'un grand immeuble à la façade gris bleuté. Une voix retentit derrière la porte.
« Qu'est-ce que c'est ?
– Bonjour, dit Holmes. Nous souhaiterions parler à Lord Vaugham. C'est bien son adresse ? »
La porte s'ouvrit.
« Lord Vaugham ? Oui, il habite dans cette résidence. Vous êtes ?
– Sherlock Holmes, détective. Et voici mon associé le docteur Watson.
– Ah, je crois que j'ai déjà entendu parler de vous. Je vais vous ouvrir la porte qui mène à l'ascenseur. C'est au troisième, au bout du couloir.
– Merci, nous monterons à pied. Qu'est-ce que vous avez dans les mains ? demanda Holmes, intrigué.
– Ça ? C'est un baromètre. Un étudiant vient juste de me le donner pour que je lui dise la hauteur de l'immeuble. Il y a des gens, comme ça... »
Peu après nous frappâmes à la porte d'entrée de Lord Vaugham. Un vieux monsieur d'une soixantaine d'année ouvrit. Il nous examina des pieds à la tête.

« Oui c'est à quel sujet ? » demanda-t-il.
Holmes agrippa l'homme, et vint se placer derrière lui tout en lui faisant une clef de bras et en lui plaquant son Heckler & Koch contre la tempe.
« Nous savons tout. Où est Chiara Veneziano ? interrogea-t-il, menaçant.
– Qui ? demanda l'homme, tremblant. Je ne connais pas cette personne !
– Alors pourquoi la demande de rançon a-t-elle été imprimée avec votre imprimante ?
– Mon imprimante est cassée, gémit Lord Vaugham. J'ai voulu mettre des cartouches d'un fabricant alternatif, et l'imprimante l'a immédiatement détecté, elle a imprimé un message comme quoi il ne fallait pas mettre des cartouches d'une autre marque, que du coup elle s'était bloquée et qu'il me fallait l'emmener au service de dépannage du fabricant original.
– Montrez-nous ça, dit Holmes. »

Nous entrâmes dans l'appartement. Lord Vaugham nous conduisit à son ordinateur.
« Vous savez, je me suis fait pirater le mois dernier. Pourtant, je ne télécharge rien, et je ne vois pas comment j'aurais pu ouvrir un quelconque accès à ma machine.
– Vous n'aviez rien installé de particulier récemment ? s'enquit Holmes.
– Non, rien de spécial, simplement le logiciel de gestion des droits d'auteurs pour pouvoir lire les CD.
– Montrez-nous votre imprimante, soupira Holmes.
– Voyez. Comme vous constatez, elle est reliée par USB à...
– Ce n'est pas le modèle que nous recherchons ! s'écria Holmes. Où est votre HyperPrint ?
– Avec ma femme nous l'avons revendue lors d'une brocante, il y a quelques mois, dit-il l'air surpris.
– À qui ? demandai-je, prenant la parole pour la première fois.
– Mais... mais... je n'en sais rien.
– Quelle allure avait était l'acheteur ?
– Comment voulez-vous que je m'en souvienne ? s'exclama le sexagénaire.
– Je crois que je nous vous devons des excuses. » dit Holmes.

C'est la mine plutôt déconfite que nous redescendimes les escaliers.
« Alors c'est fichu, dis-je.
– Mais il nous reste une autre piste : le site internet lui-même. Les personnes qui mettent à jour le contenu ont dû s'y connecter.
– Ne pouvons-nous pas tracer la localisation physique en examinant le binaire ? demandai-je. Ils font ça dans 24.
– Je ne crois pas, répliqua mon ami, l'air compatissant. Par contre nous pouvons remonter par whois aux personnes qui ont enregistré le nom de domaine.
– Oui bien sûr, c'est évident, dis-je, le ton peu convaincant, pendant que nous rentrions dans l'appartement de Holmes.
– En plus il est peut-être possible de vérifier les logs de connexions du serveur sur lequel le site est hébergé. Par exemple en nous créant nous-même un compte sur le service.
– J'allais le suggérer. » dis-je d'une voix faible.
Holmes tapa quelques commandes sur son ordinateur, j'entrevis des whois, des last, des host, mais tout cela allait un peu vite.
« Si vous refaisiez du thé, suggéra le détective.
– Avec joie, dis-je, soulagé de ne pas avoir à émettre un avis sur la suite des opérations. »
Quelque minutes plus tard, je retrouvai Holmes, l'air renfrogné.
« Nous n'avons pas affaire à des amateurs, Watson. Ils utilisent constamment des pseudonymes différents et se servent de chaines de proxies en tunnel IP pour crypter leurs communications. Nous ne pouvons pas remonter jusqu'à l'ordinateur ayant créé et édité le site. Le coup de l'oignon...
– Oignon ? Holmes, j'ai du mal à voir le rapport entre votre histoire d'oignons et ces tunnels IP.
– Hé bien, fit mon ami, vous voyez, la sécurité informatique, c'est comme un oignon : plus vous creusez, plus vous avez envie de pleurer. »

« Nous voilà encore au point mort, dis-je d'un ton maussade.
– Vous avez raison, Watson. Nous avons fait le tour de tout ce qui pouvait nous mettre sur une piste, sans rien trouver de concret. Je vais appeler Dino Veneziano pour lui dire que j'abandonne.
– C'est la première fois que vous vous avouez vaincu, Holmes. Que se passe-t-il ?
– Il y a des situations, parfois, on ne peut rien faire.
– À propos, pour le repas chez les Simpleton, j'ai acheté deux bouteilles de bourbon.
– Parfait, Watson.
– Si seulement la photo de Chiara Veneziano publiée sur le site était en mesure de nous fournir des indices sur le lieu de l'enlèvement...
– Il n'y a strictement rien sur cette photo, sauf Chiara et un mur tout blanc, vous l'avez vu comme moi.
– Et cette chaine de proxies ? Vrament impossible de la court-circuiter ?
– Hmm, réfléchit Holmes, en tenant compte du fait qu'une technologie comme Java relie directement le navigateur et le serveur, on pourrait envisager de... »
Il s'interrompit. Son visage s'éclaira.
« Watson, vous êtes un génie ! »
Je tâchai de prendre un air modeste.
« Oui, j'ai pensé que contourner ce canal crypté était le meilleur moyen de...
– Mais non, Watson ! En examinant attentivement l'image présente sur le site nous pouvons retrouver l'appareil qui a pris la photo.
– Mais je croyais que le mur...
– Je ne parle pas du mur, je parle des bits de poids faible !
Encore du chinois. Cette affaire commençait à me dépasser.
– Des bits de poids faible ?
– Avez-vous entendu parler de stéganographie, Watson ?
– Pas vraiment, avouai-je. Ou peut-être pendant mes vacances sur l'île de Jersey où j'ai fait de la plongée...
– La stéganographie consiste à dissimuler une information secrète dans un mesage d'apparence anodine. Ainsi on peut assimiler le nuage de points jaunes que vous avez aperçu dans la demande de rançon à de la stéganographie. Un autre exemple est une lettre célèbre qu'à écrite George Sand à Alfred de Musset.
– Alors ça reste assez marginal, dis-je.
– En Ukraine, une chaine de télé a trouver un moyen de faire passer un message aux téléspectateur en franchissant le filtre gouvernemental. Comme d'habitude, les superviseurs ont attentivement examiné le journal TV avant de donner leur accord pour qu'il soit diffusé. Mais ils n'ont pas fait attention à la deuxième présentatrice, parce que tout leur paraissait normal...
– Deuxième présentatrice ?
– Oui, deuxième présentatrice, répondit Holmes. Celle qui présente le journal en langage des signes.
– Incroyable, fis-je. Mais le rapport avec notre enquête ?
– En informatique, imaginez-vous qu'une image est une matrice de points, ou pixels, chacun étant représenté par 3 octets : les intensités respectives en rouge, vert, et bleu, du pixel. Prenons l'intensité en rouge, par exemple. C'est un nombre compris entre 0 et 255 codé sur 1 octet, c'est-à-dire 8 bits.
– D'accord, je vois, dis-je, perplexe.
– Maintenant, si je décide de n'utiliser plus que 7 des 8 bits pour désigner l'intensité en rouge, je peux stocker autre chose sur le bit de poids faible, et la nouvelle intensité ne sera différente de l'ancienne que d'une unité au maximum. Visuellement, la différence est quasi-indétectable.
– Cela fait donc 3 bits libres par pixel, n'est-ce pas ? Mais qui pourrait utiliser un tel canal ? Et pour stocker quelles informations ?
– Une cinquantaine de pixels suffit pour placer dans l'image générée par un appareil photo le numéro de série de l'appareil, ainsi que la date et l'heure de la prise de la photographie, dit Holmes, tout en pianotant frénétiquement sur son ordinateur. Bien sûr, c'est l'appareil photo numérique lui-même qui se charge de caser tout ça dans l'image qu'il produit. C'est le résultat d'une étroite collaboration entre les fabricants d'appareils photos et...
– Encore ? Mais c'est une idée fixe, Holmes, cette histoire de numéro de série unique !
– Ces processus d'identification et de traçabilité sont dérivés de la logistique, et vont exploser avec le développement des puces radio-fréquence. Allez, assez discuté, je rappelle Scotland Yard. »

Une lueur de satisfaction brillait dans les yeux du détective lorsqu'il raccrocha le téléphone.
« Trop facile, Watson. La photo a été prise avec un téléphone portable. J'aurai la localisation dans quelques minutes.
– Comment est-ce possible ?
– Les antennes-relais et les satellites de télécommunication fournissent en permanence les coordonnées des téléphones portables aux opérateur de téléphonie. Ces données sont nécessaire pour le bon fonctionnement des communications ; tout d'abord une zone contenant les antennes les plus proches d'un téléphone est déterminée, puis la recherche au sein de cette cellule est affinée par triangulation.
– Mais comment est établi le lien entre le portable et la carte SIM ? Ah, le numéro de la carte SIM est également enregistré dans la photo !
– Vous voyez quand vous voulez. Ah, voilà le SMS avec les coordonnées demandées. Voyons ce que nous dit le satellite. Hé bien, je crois que c'est clair, c'est l'adresse de Moriarty. Watson, cette affaire est pliée, veuillez aller me chercher mon opium. »



Little Neo, 2006

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