C'était un banal exercice d'évacuation des bâtiments en cas d'incendie, planifié par le directeur pour le lendemain 17h. Éric s'était dit qu'il programmerait l'alarme afin qu'elle se déclenche automatiquement, sans intervention humaine. Le meilleur moment pour cela était après la veillée, quand les jeunes seraient au lit. Le dîner s'était bien passé, de même que la veillée, une soirée match d'impro à la fin duquel les enfants avaient dû imiter les animateurs, ce qu'ils avaient fait avec un certain sens de la dérision.
Après Éric avait enclenché le rituel nocturne, qui consistait à faire en sorte que les enfants se brossent les dents, puis se changent, puis se couchent. Dans chaque chambre il avait raconté une histoire ; aux plus petits il avait parlé du mystère de la dame blanche, aux plus âgés il avait lu Sade. Après il était resté quelques minutes avec un des jeunes qui lui faisait part de son anxiété vis-à-vis de la relation qu'il avait avec une fille de la colo. Puis il avait fait un dernier tour d'inspection pour s'assurer que tout allait bien. Il avait alors entendu un des gamins raconter aux autres comment son grand frère avait passé la frontière hollandaise avec 200 grammes de cannabis planqués dans un pot de nutella spécial anniversaire. Un des douaniers avait tenu le bocal entre ses mains. Les chiens n'avaient rien senti. Quelques minutes plus tard le silence régnait. Éric avait alors réglé le dispositif d'alerte pour le lendemain 17h.
Quand l'alarme sonna à cinq heures du matin, la première pensée d'Éric fut d'imaginer la réaction des parents des enfants lorsque ceux-ci apprendraient qu'un exercice d'alerte à l'incendie avait irrémédiablement détruit le cycle du sommeil de leurs trésors, à cause d'une erreur de programmation. Tout le monde se réunit dehors, les yeux rougis par l'interruption de sommeil, pendant que la sirène continuait à retentir. Il n'y avait pas de feu. Sur le coup, Éric ne chercha pas à déterminer les causes de l'événement mais chercha plutôt à en rattraper les conséquences. Il réfléchit à toute vitesse. Finalement il rassembla les enfants et les autres animateurs, qui le regardaient d'un drôle d'air. Il leur annonça qu'il s'agissait d'une fausse alerte, mais qu'ils avaient bien réagi, qu'aujourd'hui la journée allait commencer plus tôt que d'ordinaire, et qu'il s'agissait d'une occasion privilégiée dont ils devaient profiter.
Éric emmena le petit groupe sur la colline qui avoisinait le centre, et dit :
« Les enfants, asseyez-vous et regardez le lever du soleil, et dites-vous que beaucoup de personnes ne l'ont jamais vu de toute leur vie. » Les enfants s'exécutèrent, l'air perplexe. L'herbe était trempée mais Éric les avait amenés sur une petite parcelle boisée qui avait échappé à la rosée. Au bout de quelques minutes, une teinte rouge emplit lentement le ciel, et de l'horizon apparut l'astre solaire, qui inonda progressivement l'atmosphère de lumière. Malgré le réveil brutal, les enfants, les autres animateurs, et Éric lui-même, observaient le spectacle. Seule au monde à ce moment-là, la colonie toute entière contempla avec admiration l'aurore. Etrangement, pour chacun d'entre eux, le souvenir de cet instant ne fut jamais effacé.