Abdelkrim – sensations solaires



(septembre 2009)



Abdelkrim regardait Jade, qui suivait des yeux la vendeuse de chichis beignets chouchous déclamant à haute voix la liste des qualités de ses produits.
« Un chichi ? » lui demanda-t-il.
Jade le regarda d'un air étrange.
« Ça va bien ? interrogea Abdelkrim. Tu as l'air un peu désespérée.
– C'est pas le genre de la maison de vivre opprimée et désespérée, sourit Jade.
– Dommage qu'elle ait pas d'eskimos. » dit Amina.
Abdelkrim jeta un regard chargé de reproches à Amina.
« Ça va, un eskimo, une fois, dit-elle.
– C'est vrai, dit Jade. Il te rendent taré, dans ton club.
– Ça n'a rien à voir avec le club, rétorqua Abdelkrim. Mais la discipline c'est la discipline. On a conclu un accord, et tu le sais très bien, Amina. »

Un jeune homme muni d'un appareil photo marchait au bord de l'eau. Il s'arrêta près d'un groupe de trois enfants d'une dizaine d'années qui construisaient un château de sable.
« Ca va les loulous ? » leur demanda-t-il. « Hé, vous voulez que je vous prenne en photo ? Ca vous fera un super souvenir ! »
Le photographe, la vingtaine, avait une casquette, des lunettes de soleil, et un sourire éclatant. Son appareil photo comportait un objectif impressionnant, et sa chemisette était ornée d'un badge avec sa photo d'identité. En somme, il avait toutes les spécifités de l'homme accrédité. Il s'adressait à l'un des enfants.
« On t'a jamais proposé d'être top-model ? lui disait-il. Tu pourrais faire une super carrière ! Tu vois ? T'as juste à défiler devant les flashs, et en plus t'auras plein de minettes ! Allez vous savez quoi, mettez-vous à côté du château et là je vous fais une photo, je sens que ça va être la meilleure de la journée ! »
« Tu me remets de l'huile ? » demanda Amina.

L'"huile" était une sorte de graisse à traire facilitant le bronzage, qu'Amina avait transvasée de son flacon original vers une fiole en verre fumé. Le résultat revêtait une certaine allure.
« Alors, ce casting ? demanda Jade.
– Hé bien, j'ai été franc, en accord avec mes principes. J'ai dit, "Je m'appelle Abdelkrim Amara, j'ai 19 ans, je suis étudiant en droit. Ma principale passion est la boxe thaïlandaise. Plus précisément, si voulez tout savoir, mon travail de prédilection au cours des entraînements est focalisé sur la bascule du bassin nécessaire à porter de bons kicks ainsi que la connexion des hanches aux muscles abdominaux. À cela s'ajoute une pratique régulière de la natation et d'exercices de respiration dérivés d'un type de yoga appelé kundalinî-yoga. Je couple certains de ces exercices de respiration à des contractions variant en durée et en intensité du muscle anapubococcygéen. Vous imaginez, à juste titre, que cet entraînement régulier exige une grande rigueur et des sacrifices non négligeables, notamment en raison du temps que j'y consacre, mais cet investissement conjugué à celui de ma compagne Amina qui pratique une routine similaire avec une extrême constance nous permet d'accéder ensemble à des plaisirs, disons, électriques, tout à fait appréciables." La fille me fixait sans dire un mot, comme si j'étais un alien.
– Ben oui, soupira Jade, c'est pas vraiment le genre de choses qu'on dit à un casting. Enfin nous on te connaît, mais pour quelqu'un qui te voit pour la première fois, ça peut surprendre.
– Certes, la banalité surprend rarement, naturellement sans vouloir t'offenser Jade. Mais comme tu le sais il ne m'importe aucunement de conférer à ces individus un ersatz de science concernant ma personne, bien au contraire. Et cela de la manière la plus tranquille qui soit. » Il parlait tout en agitant les mains. « Je ne tolèrerais pas de participer à une oeuvre pour laquelle un recruteur à mentalité étriquée éliminerait les personnalités qui sortent de leur ordinaire.
– Hé, ne t'arrête pas, dit Amina.
– C'est tes chevilles qui sortent de leur ordinaire, dit Jade tout en baillant.
– Bref elle a fini par me demander d'un ton totalement stéréotypé ce qui m'avait motivé pour participer au casting. Là j'ai pris une profonde inspiration, j'étais prêt à sortir le grand jeu. Et puis j'ai compris ce que je voyais dans le regard de la fille. Vous savez, c'est incroyable tout ce qu'on peut communiquer par le regard. Les yeux sont comme des phares qui projettent les bas-fonds de ton âme. » Jade écoutait plus attentivement. « C'était de l'envie que je voyais. Une envie réprimée, indicible. Elle était complètement subjuguée, car contrairement à elle, j'étais en mesure...
– Pitié, interrompit Jade.
– Mais attends, laisse-moi expliquer. On dit le savoir est une arme, le savoir est une arme, mais c'est n'importe quoi. Tout le monde sait, personne ne fait. C'est la pratique qui est une arme. Vraiment. Et justement, elle avait compris que j'avais dépassé le stade de la connaissance, qui en réalité ne sert à rien, et atteint celui de l'expérience, organique, en osmose avec ma nature. Enfin j'imagine qu'elle n'a pas encore réalisé tout ça, seulement vaguement perçu.
– Je sais, dit Jade, mais mes plaisirs électriques et tout ça je les garde pour moi, tu vois ?
– Tu sais... tu crois savoir. Non, je plaisante, naturellement.
– Ab, tu vois pas que tu la saoûles ? dit Amina. Le silence est d'or, comme on dit.
– Le silence est l'apanage des morts, mon amie. »

Un ballon de beach volley avait atterri près du groupe. Abdelkrim quitta les reins d'Amina et lança le ballon aux joueurs. Il reçut quelques "merci" en retour.
« Ils sont heureux car je leur ai rendu service, dit Abdelkrim. De même mon corps est heureux car je lui rends service par l'intermédiaire du sport et de l'hygiène. Il exprime sa satisfaction en stimulant le circuit de récompense de mon cerveau. » Il fit une pause. « À propos de circuit, j'aimerais vraiment courir le marathon de New York dans quelques années. D'une part, c'est à New York, d'autre part l'expérience de l'ivresse du trentième kilomètre exerce sur moi une certaine attraction. Et puis, un grand avocat qui fait le marathon de New York, n'est-ce pas la classe ? Je me réjouis par avance. En fait c'est simple, je construis mentalement mon avenir, puis je le vis. Je crois que j'ai toujours fait comme ça. »



Little Neo, 2009

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