James reposa sa coupe de champagne sur la table en verre et se tourna vers Edward.
« Quand même, l'interface utilisateur du monde est extraordinaire ! On vit en surface, sans avoir besoin d'aller comprendre les rouages internes du fonctionnement de la société.
– Personne ne pourrait comprendre le fonctionnement interne de la société, répliqua Edward.
– Mais tu trouves ne pas extraordinaire que dans chaque ville un minimum évoluée on n'ait même pas à faire 500 mètres pour trouver un savon à l'abricot ? Que les circuits de distribution des marchandises soient si efficaces ?
– Il y a derrière toute une logistique...
– Oui, mais nous n'avons pas besoin de la connaître. »
James fit une pause, la danseuse qu'il regardait depuis quelques minutes s'était rapprochée et s'était accaparé le pilier le plus proche de la table. Elle jeta un regard langoureux à James et commença à tourner autour du pilier d'un air provocateur.
« Parce que, ça ne pousse pas dans la nature, le savon à l'abricot. Il faut réunir tous les ingrédients pour le savon, puis les extraits d'abricot, les arômes, vérifier que tout est conforme aux normes. Après il faut l'emballage, en général c'est sous-traité, mais avec le prix du pétrole ça coûte cher !
– C'est normal, même les produits de consommation les plus simples sont technologiquement évolués.
– Et quand tu manges au restaurant, toute la nourriture de qualité, qui ne peut se conserver que quelques jours, la confection des plats à la demande, c'est toute une machinerie qui est en marche. Tu m'écoutes, Ed ?
– Et ici, dit Edward, il y a les plus belles filles du quartier qui font le spectacle. Pourquoi sont-elles là ? Grâce à un mécanisme social complexe, elles arrivent ici automatiquement. Et alors ? Profite un peu, au lieu de faire de la dissection sociétale de comptoir. »
Edward versa du champagne dans les deux coupes vides. Il proposa la sienne à la danseuse, qui s'approcha du bord de l'estrade en tendant ses lèvres. Il la fit boire, en prenant soin de renverser quelques gouttes sur son cou.
« L'idée, c'est que chacun joue son rôle. Après, tu vis. Tu peux aller discuter avec chaque personne que tu rencontres en lui demandant sa fonction dans la société, comme dans un jeu vidéo. Mais tu n'es pas obligé, tu ne le fais que si tu en as envie. Et au bout du compte, tu vois que le monde dans lequel tu évolues tourne, localement, globalement. Bien sûr ce n'est pas facile pour tout le monde, certains ont plus de chance que d'autres.
– Alors, les gens font pour le mieux, et en contribuant à leur propre vie ils contribuent à celle des autres.
– Ou la vampirisent.
– Ou la vampirisent, oui.
– Qu'est-ce tu crois, tu interagis avec des adultes. La construction d'une personnalité est quelque chose d'extrêmement sophistiqué, au fil du temps tu peux progresser en permanence, mais ausi régresser, ou bien rester sur place. Et tout le monde ne recherche pas la même chose. Il y a des gens qui en fait ne recherchent rien du tout, ou sont résignés. Le bonheur est un concept assez relatif, finalement.
– Par exemple, il y a des personnes, ou des groupes, qui sont déphasés en permanence du reste de la population, à cause de l'alcool, de médicaments, ou de substances psychotropes, qu'ils consomment régulièrement. Ainsi, d'une part ils sont démarqués de ce qui intéresse fondamentalement la plupart de leurs congénères, faisant preuve ainsi d'une certaine lucidité, ou d'une certaine inconscience. Mais d'autre part ce décalage engendre un manque de compréhension réciproque nocif pour l'harmonie générale. »
La danseuse s'éloigna, l'air atterré par la tournure du dialogue.
« J'ai discuté avec Igor l'autre jour, reprit Edward ; il m'a dit qu'il avait trouvé une solution pour son problème de mutualisation. Tu sais, il était dessus depuis un petit moment.
– Oui ?
– Hé bien, son idée est de permettre à un ensemble de personnes d'avoir accès à un ensemble de ressources en minimisant les coûts liés aux droits d'exploitation. En principe la diffusion de ces ressources est systématiquement limitée, car l'acquisition d'une oeuvre protégée est réservée exclusivement à l'usage individuel.
– Bien sûr, si plusieurs personnes veulent profiter de quelque chose, chacun doit payer le prix.
– Igor va créer une entreprise qui achètera des oeuvres, et faire en sorte que chaque investisseur soit pleinement titulaire des droits pour chacune d'elle.
– Comment ça ?
– À partir du moment où un particulier devient actionnaire de l'entreprise, le fait de posséder une action lui confère les droits d'accès à son capital, c'est-à-dire l'ensemble des oeuvres qu'elle possède. Tu combines ça avec le droit à la copie privée, et c'est gagné. C'est l'idée d'Igor.
– Bizarre, est-ce que ça vaudrait le coup d'investir ?
– Oui, d'autant plus qu'il compte par la suite subdiviser chaque action en plusieurs, chacune conservant le prix initial. La multiplication des pains, en quelque sorte.
– Et ?
– Et... la capitalisation est démultipliée, donc jackpot. À quoi ça sert de travailler toute sa vie quand on peut toucher le pactole en quelques semaines, je te le demande. »