Vu que tu es là par hasard, voilà un petit texte sur le hasard.
plan sommaire :
le hasard et les
maths
le hasard et la
nature
le hasard et la
vie
Le hasard et les maths
La notion de hasard ou d'aléatoire n'est pas évidente à définir en maths. Elle a cependant été développée, et particulièrement concernant les suites binaires. En quoi une suite peut-elle être aléatoire, et quel rapport avec le hasard ?
A titre d'exemple, il y a une suite de chaines de caractères, qu'on construit de la façon suivante [1] :
u0 := 0
u1 = 01
u2 = 0110
u3 = 01101001
u4 = 0110100110010110
La règle de construction à partir du 1er terme est u
n+1 := u
n ~u
n (il revient au même d'effectuer la
réécriture 0->01 et 1->10 d'un terme au suivant).
Cette suite tend vers une chaine infinie u
∞, dont l'interprétation en tant que nombre décimal binaire s'appelle constante de Prouhet-Thue-Morse, et vaut 0.41245403...
Ensuite, on définit la
suite de Thue-Morse par
τ
i := (i+1)-ème décimale dans le développement binaire de la constante de Prouhet-Thue-Morse.
Hé bien, un truc facile à montrer (exercice au lecteur) est que τ
i est égal au poids de Hamming (le nombre de 1 dans l'écriture binaire) de i modulo 2.
Voici les 64 premiers termes de la suite de Thue-Morse :
0110100110010110100101100110100110010110011010010110100110010110
La suite a un air vaguement aléatoire, non ? En fait pas du tout. La suite de Thue-Morse est sans cubes, i.e. aucune chaine binaire non vide n'apparaît 3 fois consécutivement (exercice). Donc, si tu vois deux zéros consécutifs dans la suite, tu sais à coup sûr que le terme suivant est un. Cette suite comporte donc une certaine part de
prévisibilité, puisque tu sais que la
fréquence d'apparition de la chaine 000 est nulle.
Cette idée de fréquence d'apparition est exploitée dans la notion de k-uniformité, en disant qu'une suite est k-uniforme ssi la fréquence d'apparition dans un N-intervalle de la suite de toute chaine de longueur k tend vers 1/2
k quand N → ∞, et qu'une suite est uniforme ssi elle est k-uniforme pour tout k. En d'autres termes, toute chaine apparaît ("suite-univers") dans la suite, et le plus possible sachant que ses copines de mêmes longueur doivent apparaître autant. Un example de suite uniforme est
l'énumération lexicographique des chaines binaires, un autre est la
suite de Champernowne, qui est la concaténation des expressions des entiers en base 2. Malgré cela le fait que ces suites soient engendrées par des règles simples entraîne qu'un terme peut être trouvé aisément en fonction des précédents, ce qui a conduit à des définitions de l'aléatoire basées sur la complexité algorithmique, avec Martin-Löf et Chaitin. Beaucoup de suites sont aléatoires, et une condition est que tu ne puisses pas décrire la suite par des règles de construction, mais uniquement par la données de ses termes. Aha, la notion d'aléatoire rejoindrait-elle celle de compressibilité et celle de
complexité [2] ?
Le générateur aléatoire de Dilbert
Le hasard et la nature
"Y aura-t-il une bataille navale demain ?" demandaient Diodorus Cronus, puis Aristote [3]. De deux choses l'une :
- soit une bataille navale aura lieu demain
- soit aucune bataille navale n'aura lieu demain
En effet l'affirmation selon laquelle il y aura une bataille navale demain est soit vraie, soit fausse ; cela illustre le principe du tiers exclu. Mais comment répondre à la question originale (Q) ? A (Q) sont associées l'affirmation (A) "il y aura une bataille navale demain" et l'évaluation de la véracité de (A), f(A). (A) est vraie (ie f(A)=1) si la réponse à (Q) est positive et fausse (ie f(A)=0) dans le cas contraire. Pour Diodorus, deux réponses à (Q) sont envisageables, une correcte, l'autre incorrecte.
- Oui, il y aura une bataille navale demain, cela est nécessaire (f(A)=1)
- Non, il n'y aura pas de bataille navale demain, cela est impossible (f(A)=0)
A cette approche correspond une logique bivaluée, dans laquelle à tout prédicat peut être associée une unique valeur parmi deux : Vrai ou Faux. Les prédicats se composent selon une algèbre dite Booléenne.
Aristote considère cependant que tant qu'aucune certitude n'est établie, il est impossible d'affirmer véridiquement que f(A)=0 ou f(A)=1. Il introduit alors la réponse alternative suivante :
- Peut-être, nous n'avons pas assez d'information pour le savoir.
Ainsi l'événement décrit par l'affirmation (A) n'est ni impossible, ni nécessaire, mais
contingent. Pour Aristote, plusieurs futurs sont possibles, et subséquemment l'affirmation (A) est temporairement indéterminée en attendant que le temps lui octroie une valeur définitive. A cette vision est associée une logique trivaluée, dite de Łukasiewicz, où à tout prédicat peut être associée une unique valeur parmi trois : Vrai, Faux, ou Indéterminé (avec les évaluations respectives conventionnelles 1, 0, 1/2).
∧ | v | f | i | ∨ | v | f | i | ⇒ | v | f | i |
v | v | f | i | v | v | v | v | v | v | f | i |
f | f | f | f | f | v | f | i | f | v | v | v |
i | i | f | i | i | v | i | i | i | v | i | v |
l'algèbre de Łukasiewicz
Cependant la logique de Łukasiewicz ne respecte pas le principe du tiers exclu, en ce sens que l'affirmation selon laquelle soit il y aura une bataille navale demain, soit non, est évaluée à 1/2 selon les lois de l'algèbre de Łukasiewicz (i ∨ i = i). Elle ne respecte pas non plus le principe de non-contradiction stipulant qu'une affirmation et sa négation ne peuvent être simultanément vraies (ici i ∧ i = i) ce qui lui confère la charmante appellation de logique non-aristotélicienne. Dans ce contexte, Thomason a proposé une
sémantique trivaluée, dans laquelle une affirmation est [vraie|fausse] si elle l'est dans tous les futurs possibles, et indéterminée le cas échéant.
A la réponse 3. sont associés plusieurs cas :
- Un complément d'information permettrait de déterminer à coup sûr s'il y aura une bataille navale demain, l'issue de l'événement est prédéterminée.
- Aucune information accessible ne peut permettre de prédire véridiquement la réalisation de l'événement. Cependant son issue est quand même prédéterminée.
- L'issue de l'événement n'est pas prédéterminée. Son accomplissement est dû au hasard. C'est la réalisation contingente de l'événement qui lui octroie son évaluation définitive.
Les nuances entre ces états sont assez subtiles, non ?
Comment créer du hasard ? Jacques Monod nous explique dans
Le Hasard et la Nécessité [4] que les objets naturels présentent une sorte de chaos que l'on ne retrouve pas dans les objets artificiels créés par l'homme, puis pour nous embrouiller dit que pour les cristaux c'est le contraire donc en fait c'est peut-être plus compliqué.
Puisque le déterminisme ne nous permet pas par définition de créer l'aléatoire, une autre approche est d'utiliser des phénomènes physiques naturels qui présentent les propriétés du hasard. Un exemple typique est ce qu'on appelle le
bruit. L'idée est là que "the noise is the signal", comme dirait Rolf Landauer ; un peu comme le fait que c'est la volatilité des marchés et pas leur orientation qui rapporte des sous aux banques. Un exemple plus moderne serait la désintégration des éléments radioactifs.
Un autre exemple encore plus moderne serait le devenir d'un photon unique polarisé après la traversée d'un polariseur oblique.
Après, il y a des jeux basés sur le hasard, comme la
roulette, le
blackjack, ou le loto ("a tax for the mathematically challenged"). Bon, l'important c'est de s'amuser, et comme dirait Krusty "it's not important who got rich off of whom". :)
Le hasard et la vie
En quoi le hasard concerne-t-il la vie ? Voilà ce que nous dit David Madore dans un petit
fragment littéraire :
— Je ne dis pas que les théories du complot sont parfois elles-mêmes utilisées comme instrument de manipulation : mais elles n'ont pas besoin de ça pour naître — elles sont un épiphénomène des comportements humains comme, à la limite, la violence, qui peut certainement être instrumentalisée mais qui peut aussi naître d'interactions sans avoir été planifiée par qui que ce soit.
— Et pourquoi ?
— Parce que nous refusons de croire au hasard. Là, si tu veux une constante de la psychologie humaine, c'est bien ça : la certitude tout ce qui arrive est forcément un signe, donc une intention. Prends quelqu'un qui a « réussi » dans la vie, qui est devenu très riche ou très puissant : il va publier ses mémoires pour expliquer comment il est arrivé là, quels sont ses secrets, et on va croire que c'est à cause de ça, parce qu'il avait des bonnes méthodes ou des bons secrets, qu'il a réussi. Même quelqu'un qui vit très vieux, on va lui demander le secret de sa longévité. Mais en réalité, il n'y a pas de secret, il y a juste des milliers ou des millions de gens au départ, qui essaient tous de réussir, et le hasard en choisit un, pas parmi les plus mauvais, certes, mais pas non plus le meilleur dans un sens précis, et au lieu de comprendre ça comme ça on cherche à trouver les raisons de son succès. Or cela n'existe pas. Et c'est exactement le même genre de raisonnement qui nous conduisent à croire aux théories du complot : si quelque chose arrive, il faut bien que ça ait été voulu, calculé, planifié.
Sommes-nous bernés
par le hasard ?
Tu es d'accord ? Moi, non. Je ne dis pas que c'est faux sur le plan logique, mais que ce type de raisonnement inhibe tes capacités d'initiative. Dans Fooled By Randomness [5], l'auteur, en complet accord avec le texte ci-dessus, démontre que des motifs évolutionnels que nous percevons comme organisés et ordonnés sont en réalité systématiquement issus d'une logique parfaitement aléatoire et qu'en conséquence nous vivons en permanence dans un monde erratique... Alors est-on condamnés par la dictature du hasard ? Mida kenegued mida, "mesure pour mesure" comme on dit chez nous (concept popularisé sous le nom de "loi de l'attraction"). Tu peux
croire que le monde est arbitraire, ou
savoir que le monde est déterministe. Tout ce que tu fais peut être vu comme une
cause, et a donc une
conséquence. Bien sûr tu peux ne rien faire, mais tu vas pas beaucoup avancer. Quand tu connais les relations de causalité entre les actions et les états, c'est gagné.
"I can check with the kitchen."
Hugh Everett aurait aimé Groundhog Day.
L'argument ci-dessus est confortablement bercé par le paradigme mécaniste cartésien, et dans une moindre mesure par la thérie des séries causales de Cournot [6]. Mais au fond comme la nature est fondamentalement indéterministe (le cas 3c ci-dessus), le futur est en permanence multiple et le présent est toujours un immense embranchement [7].
Finalement la vérité est une notion subjective, dans le sens que la réalité est le reflet de tes croyances ; ainsi le monde se comporte conformément à la perception que tu en as.
Pour conclure, comme il est écrit dans Harry Potter, rappelons-nous que ce ne sont pas nos aptitudes qui déterminent ce que nous sommes, ce sont nos choix.
xkcd et les choix
Bibliographie :
- J.-P. Delahaye, Logique, informatique et paradoxes
- G. Chaitin, Randomness and Mathematical Proof
- J. MacFarlane, Future Contingents and Relative Truth
- J. Monod, Le Hasard et la Nécessité
- N. N. Taleb, Fooled by Randomness
- S. Carfantan, Le hasard dans l'univers
- J. L. Borges, El jardín de senderos que se bifurcan
Little Neo, mai 2006 ; v2 : aug 2007