Funchameleon – l'âme nomade



(décembre 2007)



La vie de Lev Coreiev bascula le jour où il s'arrêta devant une machine à cartes de visites, environ trois mois après son licenciement. Quelques mois auparavant, Coreiev avait été engagé comme bagagiste à Roissy ; son travail consistait essentiellement à charger et décharger les bagages des dizaines de milliers de voyageurs qui chaque jour transitent par l'aéroport pour aller à l'autre bout du monde. Valises, sacs de sports, malles, sacs à dos, constituaient le quotidien du jeune employé. Malgré la matérialité indéniable des objets auxquels il avait affaire, il avait peu à peu acquis l'impression que chaque bagage comportait en lui une part de l'aura de son propriétaire. Son collègue Manuel lui disait qu'il fallait être un peu bizarre pour croire à une liaison mystique entre une personne et ce qu'elle transporte, et qu'une valise, c'était une valise, point barre.

Très vite, Coreiev fut capable d'estimer la destination ou la provenance d'un vol uniquement aux bagages embarqués, sauf pendant les périodes de vacances où les corrélations disparaissaient. Quelques fois il repérait quelques incohérences, un jour il avait vu des skis embarquant pour Abidjan. Il arrivait également que les valises s'ouvrent pendant leur transport, et là divers objets hétéroclites se déversaient sous ses yeux : vêtements, livres, cadeaux, médailles...

C'est un mercredi soir que Lev Coreiev commit l'erreur qui allait lui coûter son poste. En venant récupérer des bagages en provenances de New Delhi, il aperçut un sac tissé en toile rouge recouvert par toutes sortes de motifs complexes, dont la splendeur l'émerveilla. La curiosité fut trop forte. Il arrêta la camionnette dans un endroit désert, et ouvrit le sac indien, qui n'était pas cadenassé. Le sac contenait un petit coffret en bois sculpté dont il s'empressa de vérifier le contenu. À peine le couvercle soulevé, il sentit un parfum enivrant envahir ses poumons et submerger son cerveau. Ce n'était pas l'odeur caractéristique de la myrrhe, ni du santal, ni de l'encens ; c'était inconnu, oriental, divin. Lorsqu'il se réveilla le lendemain, son chef lui tendait sa lettre de démission.

Après son licenciement, Lev Coreiev avait essayé de travailler pour une compagnie de taxis sur Paris, basée à Athis-Mons. Il avait préparé et obtenu la licence de chauffeur, et constaté à quel point ce métier était incroyablement réglementé. Il avait minutieusement étudié les plans de la région, discuté des raccourcis avec ses futurs collègues, ingéré les conditions des tarifs A, B, C, des sous-tarifs horaires et kilométriques. Il avait également appris que la compagnie gagnait beaucoup d'argent grâce à la ligne télephonique sur laquelle ils faisaient attendre les clients au moins un quart d'heure en alternant sur le standard Robert Miles, Chostakovitch, et Shirley Bassey, pour les faire patienter à un coût exorbitant.

Son nouveau travail lui convenait. Sur la forme, ça ne changeait pas beaucoup. Au lieu de transporter des valises, il transportait des humains, voilà tout. En soi, c'était un métier plus social, lui disait sa femme. Il découvrit ainsi un bon échantillon de la clientèle ordinaire des taxis parisiens. Parfois, il ramenait des jeunes qui sortaient de boîte, complètement ivres, vers six heures du matin. Ceux-ci donnaient généralement un bon pourboire. Une fois il avait transporté un trio d'adolescentes quittant le Cabaret Sauvage, elles lui avaient laissé quatre fois le prix de la course.

Lev Coreiev apprit énormément de choses sur le monde pendant ses voyages, la plupart complètement futiles. Il n'entamait jamais la conversation, mais il répondait systématiquement quand les clients commençaient à parler. Il obtint des avis et des argumentaires défendant des partis politiques de tous bords, et en tira la conclusion philosophique qu'au fond, personne n'était foncièrement méchant, les différends provenant essentiellement de la méconnaissance et de l'incompréhension des autres. Conclusion dont il discuta avec sa femme, qui avait haussé les épaules, ainsi qu'avec une cliente ukrainienne au cours d'un intense échange sur les transformations de l'ex-URSS ; elle lui avait finalement laissé sa carte de visite, estampillée du logo de sa banque. Beaucoup d'anecdotes, également. Un couple avait raconté comment la famille avait été victime d'un braquage après être montée dans un faux taxi au Brésil. Il restait toujours courtois. Lorsqu'un ingénieur lui avait expliqué dans ses moindres détails les différentes classifications des mâchefers et des goudrons utilisés pour la construction des routes, il avait acquiescé poliment. Parfois les passagers téléphonaient et dissertaient sur des sujets vraiment importants. Les conservateurs dans les aliments industriels. La supériorité du 4-4-2 sur le 4-3-3. La véritable année de naissance du photographe David LaChapelle. Le papier peint bleu marine ou bleu outremer.

Ironie de la vie, le destin de Coreiev bascula un soir qu'il amenait un client à Roissy. Il avait expliqué à son passager, un Caucasien d'une quarantaine d'années, à quel point il connaissait l'endroit pour y avoir travaillé récemment. Ce dernier s'était contenté de répondre d'un ton diplomatique que c'était très intéressant, et avait vaguement évoqué des retrouvailles avec sa famille. Coreiev avait laissé son taxi quelques minutes et accompagné son client à son terminal pour reconnaître les lieux. Il avait salué ses anciens collègues, dont Manuel. En revenant vers son taxi, il s'arrêta devant une machine fabriquant des cartes de visites, devant laquelle il était passé des milliers de fois. Il songea à la banquière ukrainienne. Banquière ? Il prit pour la première fois conscience du potentiel de ce genre d'appareils, qui pouvait le transformer, du moins temporairement, en professionnel de n'importe quel domaine. Pendant qu'il considérait l'appareil, la machine à café adjacente tomba subitement en panne : le distributeur émis une tonalité discontinue, puis l'affichage indiqua hors service.

Quelques minutes plus tard, lorsqu'il ouvrit la portière de son taxi, il repéra immédiatement le sac de sport de marque à l'arrière, oublié par son client caucasien. Un instant, il imagina le sac rempli de liasses de billets. Il se dit que c'était un jour où la vie lui était révélée à un niveau supérieur, où de nouveaux pans de la réalité lui étaient dévoilés, entraînant de multiples basculements. Lorsqu'il ouvrit le sac, il éprouva une légère déception en découvrant son contenu, le néant. La sac était vide.

Si j'avais trouvé de l'argent, se dit-il, j'en aurais donné une partie à des gens qui en ont vraiment besoin. Dommage. Cependant, réalisa-t-il, de l'argent disponible, il en avait. La recette de la journée. Mais elle n'était pas destinée à être distribuée. Après tout, cet argent, il l'avait gagné en travaillant, il lui appartenait, il était donc légitime qu'il l'utilise pour son propre intérêt, non ? Pourquoi avait-il cette impression que cet argent n'était qu'une opportunité de l'utiliser le mieux possible, qu'il n'en était pas le réel possesseur ? Il préleva une partie de l'argent de la recette du jour et se dirigea vers un ATM situé à une centaine de mètres du parking, près duquel il avait aperçu une silhouette s'apparentant de loin à celle d'un clochard. Son observation s'était révélée juste, et quelques minutes plus tard Lev Coreiev s'apprêtait à donner l'équivalent d'une heure de son travail à un homme qu'il ne connaissait pas.

Une minute, songea-t-il. Pourquoi lui et pas un autre ? Pourquoi ce type en particulier ? Si je lui offre de l'argent ne vais-je pas créer une injustice vis-à-vis des autres qui n'auront rien ? Il faudrait procéder à une distribution plus équitable. Mais il serait impossible de satisfaire simultanément tous les gens ayant besoin d'argent sur Terre. Après tout, se dit-il, je me pose trop de questions. Je lui donne de quoi manger et ça l'aidera au moins pour la soirée.

Il se rapprocha du clochard et déposa deux billets dans le chapeau à côté de lui. Le clochard n'eut aucune réaction. Lev Coreiev resta un moment devant lui en attendant un quelconque signe de reconnaissance. Au bout de quelques minutes il se décida à dire quelque chose :
« Cette soirée est bizarre. J'ai l'impression d'être dans un jeu vidéo, et qu'il va se passer quelque chose : vous allez me donner une potion magique ou me conduire dans un local secret.
– Vous n'êtes pas dans un jeu vidéo. Pas de potion magique, pas de local secret. »
Coreiev ne savait pas si le clochard avait effectivement répondu cela ou s'il avait lui-même imaginé la réplique, d'autant plus que son interlocuteur ne s'était pas départi de son immobilité. Il hésita à reprendre les billets mais s'abstint. Lorsqu'il raconta un peu plus tard cette aventure à sa femme, elle se contenta de dire qu'il avait payé bien cher cette triviale leçon de réalisme.

Lev Coreiev réitéra cette expérience de don à diverses occasions, au cours desquelles il rencontra toute une gamme de réactions différentes. Il apprit ainsi d'un mendiant assez jeune l'histoire suivante.
En enfer les repas se déroulent d'une manière bien spécifique. Les convives sont placés devant une table garnie de délicieux mets. Les plats les plus raffinés et les vins les plus exquis sont à disposition ; seulement les gens ont les articulations du coude bloquées et sont condamnés à garder les bras tendus. Ainsi ils peuvent saisir la nourriture mais ils ne peuvent pas la manger. La confrontation à ces plaisirs si proches et pourtant inaccessibles constitue un des supplices quotidiens des habitants de l'enfer. Au paradis c'est exactement la même chose, mais il existe une étincelle d'intelligence collective ; chacun nourrit son voisin d'en face, ainsi tout le monde trouve son compte.
Le jeune qui avait raconté cette histoire s'était montré très communicatif, contrairement au clochard de l'aéroport. Il avait exposé une critique acerbe des schémas de gouvernance globale, avec la fierté de sa condition d'homme de ressentiment. Le bonheur de chacun, tel qu'il est construit dans la société, avait-il dit, se fait à des niveaux très complexes aux dépens d'autres personnes. La conscience de ces mécanismes, ou du moins de leurs implications, devrait engendrer une certaine forme de culpabilité individuelle et collective. Heureusement, il y a la politique, qui, volontairement ou non, joue le rôle d'un agent de transfert de responsabilité et de culpabilité. Les politiciens se portent garants des problèmes de la société, en échange d'une carte blanche pour agir comme bon leur semble. Les alternances politiques et les changements sporadiques au sein des détenteurs du pouvoir font invariablement resurgir de nouvelles vagues de déresponsabilisation, et dans ces conditions il n'est pas étonnant d'observer un sentiment général d'impuissance si répandu.

Lorsqu'un système quelconque est établi, la rupture avec les fondements de ce système ne peut s'effectuer efficacement uniquement si elle est menée de façon progressive. C'est conformément à ce principe que s'opéra la lente déconstruction du système de convictions de Lev Coreiev, qui fut amené à faire évoluer ses conceptions de la circulation des flux monétaires et immatériels vers une vision bien plus dynamique, dans laquelle l'épargne et l'immobilisme devenaient des obstacles. Dans le même temps la femme de Coreiev supportait de moins en moins la volatilité croissante des rémunérations de son mari, et lorsque le divorce fut prononcé, un arrangement à l'amiable fut trouvé pour la garde de leur fille.

Carmen était une hôtesse de l'air argentine avec qui Lev Coreiev avait sympathisé lors de son précédent travail, essentiellement parce qu'ils fréquentaient quelques bars en commun. Elle vivait en colocation avec des compatriotes dans un grand appartement dans lequel il eut plusieurs fois l'occasion de se rendre après le divorce. Le jour où il remarqua la bouteille de vodka ukrainienne que Carmen avait elle-même importé de Kiev, cette dernière ne fit aucune objection à ce qu'il appelle une de ses anciennes clientes pour partager son contenu. Le vendredi suivant l'appartement de Carmen recevait la visite de Dana Zvonareva, assistante en gestion de fortune pour le compte d'une grande banque asiatique. Ce soir-là Lev Coreiev évoqua son licenciement et son divorce en mettant en valeur les expériences positives qu'il avait pu tirer de ces événements. Mais surtout il donna les raisons l'ayant conduit à se séparer de sa femme, et le récit de ses transactions avec des clochards franciliens retint toute l'attention de Dana Zvonareva, qui en bonne professionnelle compara sa démarche avec l'investissement de capital-risque dans le financement de start-ups. Malgré l'originalité de l'histoire de Coreiev, son actuelle profession aurait dû empêcher Dana Zvonareva de chercher à lier une quelconque relation professionnelle avec lui, cependant la satisfaction d'avoir pu à nouveau apprécier de la vodka de son pays natal, combinée éventuellement aux effets du spiritueux, la conduisit à organiser la semaine suivante un séminaire sur le thème du don avec pour orateur un chauffeur de taxi, en la personne de Lev Coreiev.

L'exposé rencontra un accueil très mitigé dans le département de gestion de fortune mais eut le mérite de susciter quelques réactions au cours du buffet associé. Selon le bilan que dressa Dana Zvonareva, sa principale erreur était d'avoir axé la motivation des expériences sur la philanthropie plutôt que sur la perspective de profits ; de ce fait une bonne partie de l'audience avait arrêté d'écouter au bout de dix minutes, lassée par une attitude si futile. Le manque de résultats tangibles avait également déçu. Finalement, comme de mise, les gens n'avaient retenu que les anecdotes.

Le discours de Lev Coreiev avait quand même été bien accueilli par quelques personnes, dont le directeur du département, qui l'avait invité, avec Dana, à dîner le jour même dans son pavillon. La soirée fut assez étrange, d'abord parce qu'il apparut que la femme du directeur était une cousine de Manuel, qui continuait à transporter des bagages à Roissy. Ensuite parce que lors de la visite du pavillon, le directeur mentionna qu'il réfléchissait à la future couleur du papier peint de la chambre de leur enfant à venir, et Lev Coreiev suggéra un ton bleu marine, ou, à l'extrême limite, bleu outremer. De toute évidence, avait-il affirmé, ce type de coloris renforcerait considérablement la personnalité du lieu en apportant une touche à la fois feutrée et céleste. Simultanément il avait tiré de sa poche intérieure une carte qu'il avait tendue à la femme du directeur, qui avait lu l'inscription "Lev Coreiev - Décorateur d'intérieur". Celle-ci l'avait remercié de ce judicieux conseil, et s'était étonnée de son double emploi de chauffeur de taxi et de décorateur.

« Je ne suis pas réellement décorateur, avait déclaré Coreiev. En fait j'ai sur moi toute une collection de cartes de visites avec différents noms et différents métiers. Je me suis entraîné à sélectionner la carte adéquate selon les circonstances.
– Manuel m'avait bien dit qu'il avait un collègue spécial, avait soupiré la femme du directeur. N'est-ce pas chéri ?
– Monsieur Coreiev, vous savez, je suis d'accord avec ma femme, ce qui est rare. Y a-t-il une explication à tout ceci ?
– Monsieur Kiekermann, avait répliqué Lev Coreiev. S'il y a bien une chose que j'ai apprise avec les mendiants, c'est que, quelle importance que je sois décorateur, cordonnier, ou assureur ? Ce n'est qu'un métier, et on ne peut pas réduire une personne à son métier, ni à son statut. »

En prononçant cette phrase, le parfum que Lev Coreiev avait inhalé dans un obscur local de Roissy refit vivement surface dans son esprit, et il eut à cet instant même davantage confiance en l'avenir, car il savait que ses actions avaient été appréciées.



Little Neo, 2007

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