L'invention du
diamant — la création de l'idée selon laquelle les diamants sont rares et précieux, et sont des signes essentiels d'estime — est relativement récente dans l'histoire du commerce de diamants. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, les diamants n'étaient découverts que dans quelques lits de rivières en Inde et dans les jungles du Brésil, et la production totale de diamants gemmes se montait à quelques kilogrammes par année. Cependant, en 1870, d'énormes mines de diamant furent découvertes près du fleuve orange, en Afrique du Sud, desquelles le diamant fut rapidement extrait par tonnes. Soudain, le marché était inondé de diamants. Les financiers britanniques qui contrôlaient ces mines sud-africaines se rendirent compte que leur investissement était en péril ; les diamants avaient à présent bien peu de valeur intrinsèque, et leur prix dépendait presque exclusivement de leur
rareté. Les financiers craignaient que lorsque de nouvelles mines seraient développées, les diamants ne deviendraient au mieux que des pierres semi-précieuses.
Les principaux investisseurs dans les mines de diamant comprirent rapidement que la seule solution consistait à fusionner leurs intérêts en une unique entité qui serait assez puissante pour contrôler la production et perpétuer l'illusion de la rareté des diamants. L'instrument ainsi créé, en 1888, fut appelé
De Beers Consolidated Mines, Ltd, basé en Afrique du Sud. De Beers prit alors le contrôle de tous les aspects du commerce mondial de diamant, en revêtant plusieurs formes. À Londres, l'entreprise opérait sous le nom innocent de
Diamond Trading Company. En Israël, elle était connue sous le nom du «
Syndicat ». En Europe, on parlait de la
C.S.O., pour «
Central Selling Organization », qui était une branche de la
Diamond Trading Company. Et en Afrique noire, ses origines sud-africaines étaient déguisées sous des filiales telles que
Diamond Development Corporation et
Mining Services, Inc. À son apogée, c'est-à-dire durant la plupart du XXe siècle, l'entreprise ne faisait pas que posséder ou contrôler toutes les mines de diamant d'Afrique du Sud, elle possédait également des compagnies de commerce de diamant en Angleterre, au Portugal, en Belgique, aux Pays-Bas, et en Suisse.
De Beers s'est avéré être le cartel le plus fructueux des annales du commerce moderne. Alors que d'autres matières premières comme l'or, l'argent, le cuivre, le caoutchouc, et les céréales, fluctuaient allègrement au gré des conditions économiques, le prix du diamant continua de monter chaque année depuis la crise de 1929, à quelques exceptions près. De fait, le cartel semblait si superbement contrôler les prix — et si intouchable — qu'à la fin des années 1970, même les spéculateurs commencèrent à acheter des diamants comme garantie contre les aléas des inflations et récessions.
L'invention du diamant est bien plus qu'un monopole pour en fixer le prix ; c'est un véritable mécanisme pour convertir de petit cristaux de carbone en symboles reconnus de richesse, pouvoir, et romance. Pour atteindre ce but, De Beers dut contrôler aussi bien l'offre que la demande. À la fois les femmes et les hommes devaient percevoir les diamants non comme des pierres précieuses négociables sur le marché, mais comme une indispensable composante de la cour et de la vie en couple. Afin de stabiliser le marché, De Beers dut munir ces pierres d'une aura émotionnelle qui inhiberait leurs possesseurs de toute volonté de revente. Ainsi fut créée l'illusion que les diamants étaient éternels — « éternels » dans le sens où ils ne devaient jamais être revendus.
En septembre 1938, Harry Oppenheimer, vingt-neuf ans, fils du fondateur de De Beers, se rendit de Johannesburg à New York pour rencontrer Gerold M. Lauck, président de
N. W. Ayer, une des principales agences de publicité aux États-Unis. Lauck et N. W. Ayer avaient été recommendés à Oppenheimer par la banque Morgan, qui avait aidé son père à consolider l'empire financier De Beers. Ses banquiers étaient inquiets du prix du diamant, qui avait décliné dans le monde entier.
En Europe, où le prix du diamant s'était effondré durant la Dépression, il y avait peu de chances de restaurer la confiance du public dans les diamants. En Allemagne, en Autriche, en Italie, et en Espagne, la notion d'offrir une bague diamantée pour célébrer des fiançailles ne s'était jamais imposée. En Angleterre et en France, les diamants étaient encore considérés comme des joyaux pour aristocrates plutôt que pour les masses. De plus, l'Europe était sur le pied de guerre, donc il y avait peu de chances de développer les ventes de diamants. Ce qui laissait les États-Unis comme seul réel marché pour les diamants De Beers. En fait, en 1938 environ trois quarts des diamants du cartel étaient vendus pour des bagues de fiançailles aux États-Unis. La plupart de ces pierres, toutefois, plus petites et de qualité inférieure comparées à celles distribuées en Europe, se vendaient à un prix moyen unitaire de 80$. Oppenheimer et les banquiers croyaient qu'une bonne campagne publicitaire pourrait persuader les Américains d'acheter des diamants plus chers.
Oppenheimer suggéra alors à Lauck que son agence prépare un plan d'implantation d'une nouvelle image des diamants auprès des Américains. Il certifia à Lauck que De Beers n'avait pas effectué de demande similaire à d'autres agences publicitaires, et que si le plan était approuvé par son père, N. W. Ayer deviendrait l'entité exclusive de placements de publicités dans les journaux et radios aux États-Unis. Oppenheimer accepta de prendre à son compte les coûts de recherche pour le développement de la campagne. Lauck accepta l'offre immédiatement.
Lors de leurs investigations subséquentes sur le marché américain du diamant, les employés de N. W. Ayer découvrirent que depuis la fin de la première guerre mondiale, en 1919, le montant total des diamants vendus aux États-Unis, mesurés en carats, avait chuté de 50%. En même temps, la qualité des diamants vendus en Amérique, mesurée en dollars, avait chuté de presque 100%. Un mémo interne de Ayer concluait que l'état dépressif du marché du diamant était dû « à l'économie, aux changements des comportements sociaux, et à la promotion de produits de luxe concurrents ».
Bien qu'elle ne pouvait pas faire grand chose sur l'état de l'économie, l'agence N. W. Ayer suggéra qu'une campagne publicitaire bien orchestrée et de bonnes relations publiques pourraient avoir un impact significatif sur « les comportements sociaux du public en général, et donc sur les Américains moyens, qui se mettraient à acheter des diamants plus gros et plus chers à la place de vrais produits de luxe ». Spécifiquement, l'étude Ayer soulignait la nécessité de faire correspondre dans l'opinion publique le diamant avec la romance. Puisque « les jeunes hommes achètent plus de 90% des bagues de fiançailles », il était crucial de leur inculquer l'idée selon laquelle les diamants étaient une preuve d'amour ; plus gros et plus finement taillé le diamant, plus belle l'expression de l'amour. De même, les jeunes femmes devaient être encouragées à voir les diamants comme une composante spécifique et romantique de la cour.
Puisque le plan Ayer de romancer les diamant exigeait d'altérer subtilement la perception du public sur la manière dont un homme fait la cour à une femme — avec succès —, l'agence suggéra fortement d'exploiter le canal relativement nouveau qu'était le cinéma. Les stars de cinéma, parangons du romantisme pour l'audience de masse, se verraient offrir des diamants à utiliser comme symbole de leur amour indestructible. De plus, l'agence suggéra d'offrir des histoires et des photographies à une sélection de magazines et journaux, qui renforceraient le lien entre diamants et romance. Les histoires souligneraient la taille des diamants que les célébrités présentaient à leur bien-aimée, et les photographies mettraient en évidence la pierre brillante sur la main d'une jeune femme célèbre. Les stylistes de mode parleraient à la radio de la « tendance envers les diamants » qu'Ayer avait planifiée. Le plan envisageait aussi d'utiliser la famille royale britannique pour aider à cultiver l'allure romantique des diamants. Un mémo Ayer disait que « Comme la Grande-Bretagne manifeste un si grand intérêt pour l'industrie du diamant, le couple royal pourrait être d'une aide faramineuse envers cette industrie britannique en portant des diamants plutôt que d'autres bijoux. » La reine Elizabeth effectua plus tard un voyage très médiatisé dans plusieurs mines de diamant sud-africaines, et elle accepta un diamant d'Oppenheimer.
En plus de mettre ces plans en action, N. W. Ayer plaça une série de publicités artistiques quadrichromées dans des magazines s'adressant à une certaine élite, avec des reproductions de célèbres tableaux de peintres comme Picasso, Derain, Dali, et Dufy. Les publicités devaient implanter l'idée que les diamants, comme les peintures, étaient des oeuvres d'art uniques.
En 1941, l'agence rapporta à son client que la campagne avait déjà produit des résultats impressionnants. La vente de diamant aux États-Unis avait bondi de 55% depuis 1938, renversant la tendance au déclin de la vente au détail qui avait précédé. N. W. Ayer notait également que la campagne avait demandé « la conception d'une nouvelle forme de publicité qui serait imitée partout par la suite. Il n'y avait pas de vente directe à faire. Pas de marque à imprimer dans l'esprit du public. Ce n'était qu'une idée — la valeur émotionnelle éternelle qui entourait le diamant ». Et plus loin, qu'« une nouvelle forme d'art avait été créée... et une nouvelle couleur, bleu diamant, pour les campagnes publicitaires ».
Dans son plan stratégique de 1947, l'agence mit en avant l'approche psychologique. « Nous avons affaire à une problématique de psychologie de masse. Nous devons (...) renforcer la tradition d'une bague de fiançailles sertie de diamant — en faire une nécessité psychologique capable d'être en compétition sur le plan de la vente au détail avec les biens et services d'utilité. » Elle définisait son public cible comme « 70 millions de quinze ans et plus dont nous espérons influencer l'opinion pour soutenir nos objectifs ». N. W. Ayer esquissa un subtil programme incluant la visite de conférenciers dans des lycées à travers tous le pays. « Toutes ces conférences tournent autour de la bague de fiançailles, et s'adressent à des jeunes filles lors d'assemblées, de cours, et autres réunions informelles dans nos principales institutions d'éducation », expliquait l'agence dans un memorandum pour De Beers. L'agence avait organisé en 1946 un service hebdomadaire appelé « Personnalités d'Hollywood » qui fournissair à 125 grands journaux les descriptions de diamants portés par des stars de cinéma. Et elle continua ses efforts pour encourager la couverture médiatique de célébrités affichant des bagues diamantées comme symbole d'engagement romantique. En 1947 l'agence commissionna une série de portraits d'« acteurs sociaux engagés ». L'idée était de créer des modèles de prestige pour la classe moyenne plus pauvre et salariée. L'agence de publicité expliquait dans sa revue stratégique de 1948 : « Nous diffusons l'idée de diamants portés par les stars à l'écran et sur scène, par les femmes et filles de dirigeants, par toute femme qui pourrait faire dire à la femme de l'épicier ou du mécanicien : "Si seulement j'avais ce qu'elle a." »
De Beers avait besoin d'un slogan pour les diamants exprimant à la fois le thème du romantisme et de la légitimité. Un employé de N. W. Ayer suggéra la phrase « Un Diamant Est Éternel » (ndt :
A Diamond Is Forever), gribouillée au bas d'une photo de deux jeunes amants en lune de miel. Bien qu'en réalité les diamants puissent être brisés, craquelés, décolorés, ou réduits en cendre, le concept d'éternité capturait parfaitement les qualités magiques que l'agence de publicité désirait attribuer au diamant. En un an, « Un Diamant Est Éternel » devint le slogan officiel de De Beers.
En 1951, N. W. Ayer rencontra de la résistance à ses assauts publicitaires à un million de dollars. L'agence notait dans sa revue annuelle de stratégie : « Les millions de fiancées et futures fiancées sont sujettes à au moins deux sources de pression importantes contre la bague de fiançailles sertie de diamant. Parmi les plus prospères, il y a un besoin sophistiqué d'être différent pour être élégant... et les groupes aux revenus inférieurs aimeraient montrer plus que le diamant qu'ils peuvent se permettre d'acheter... »
Pour remédier à ces problèmes, l'agence publicitaire argumenta qu'« il était essentiel que ces pressions soient annihilées par de constants rappels que seuls les diamants sont acceptés partout et reconnus comme symboles universels de fidélité ».
N. W. Ayer était toujours à la recherche de nouveaux moyens d'influencer l'opinion publique américaine. Non seulement l'agence faisait la promotion des bagues de fiançailles dans les magazines féminins, mais elle chercha aussi à exploiter le récent canal qu'était la télévision en s'arrangeant pour que des actrices et autres célébrités portent des diamants en face des caméras. Elle établit aussi un « Centre d'Information sur le Diamant » qui plaçait un tampon de quasi-autorité sur le flux incessant de « données historiques » et d' « actualités » qu'il publiait. « Nous travaillons dur pour maintenir notre notoriété comme source d'information sur les diamants dans le monde de l'édition », commentait N. W. Ayer dans un memorandum pour De Beers, en ajoutant : « Parce nous l'avons fait avec succès, nous avons des opportunités d'aider avec les articles écrits par d'autres. »
N. W. Ayer proposa d'appliquer au marché du diamant l'idée de Thorstein Veblen, présentée dans
The Theory of the Leisure Class, stipulant que les américains n'étaient pas motivés lors de leurs achats par l'utilité mais par la « consommation ostentatoire » (ndt :
conspicuous consumption). « le diamant cadeau substantiel peut devenir un symbole communément recherché de succès personnel et familial — une expression de réussite socioéconomique », affirmait N. W. Ayer dans un rapport. Afin de profiter au mieux de ce désir d'affichage ostentatoire, l'agence recommandait spécifiquement de « promouvoir le diamant comme un objet reflétant, d'une manière très personnelle, le succès d'un homme dans la vie ». Dès lors que cette campagne serait adressée à des hommes supérieurement flexibles et mobiles, les publicités devaient avoir « l'
arôme du tweed, du vieux cuir, et du bois poli, caractéristique d'un excellent club ».
À la fin des années cinquante, N. W. Ayer rapporta à De Beers que vingt ans d'annonces et de publicités avaient eu un effet profond sur la psyché des Américains. « Depuis 1939 une nouvelle génération de geune gens a atteint l'âge de se marier », disait l'agence. « Pour cette nouvelle génération une bague sertie de diamant en gage de fiançailles est considérée comme une nécessité par quasiment tout le monde. » Le message avait été imprimé dans les esprits de cette génération avec tant de succès que ceux qui ne pouvaient pas offrir un diamant lors de leur mariage « délayaient l'achat » plutôt que le passer.
La campagne d'internationalisation de l'invention du diamant débuta au milieu des années soixante.
Text: Edward Jay Epstein, 1982; french translation: Little Neo, February 2012
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